Au mois de septembre, j’ai lancé le projet #ecriturecommune sur instagram. J’ai été vite rejointe par une bonne vingtaine d’auteurs qui ont soutenu et porté le challenge tout au long du mois. Tant et si bien que nous avons continué sur le mois d’octobre avec un autre thème.

Je vous livre aujourd’hui le texte de septembre dans son entièreté, sans aucune séparations pour ne pas casser la lecture :

 

La boutique recelait de sorts qui ne lui étaient d’aucunes utilité. Aucun d’entre eux ne pouvait révéler à quoi pouvait bien servir cette fichue clef. Qu’était-il passé par la tête de l’oncle Henri de lui laisser cet objet sans la moindre instruction ? Elena repoussa avec agacement la longue mèche de cheveux blonds qui était venue lui barrer le visage tandis qu’elle se penchait sur les étagères basses. Des larmes perlèrent à ses yeux en repensant à celui qui la soutenait depuis des années.

***

Quelques semaines plus tôt, elle avait appris le décès de son oncle, la seule famille qui lui restait. Elena avait traversé le pays pour assister à ses funérailles. Sans surprises, elle se retrouvait presque solitaire pour lui dire au revoir. Son oncle avait refusé toute cérémonie religieuse et demandé à être incinéré, si bien que tout était allé très vite. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Henri avait toujours répondu présent pour elle. Après la mort de ses parents, il l’avait prise sous son aile. Sans lui, elle n’aurait sans doute jamais pu se payer le luxe de continuer ses études en école privée. Adorable, bien que très secret, elle ne lui connaissait pas beaucoup d’amis. Des « contacts » en revanche, oui. Il avait toujours refusé de lui expliquer ce qu’il faisait au quotidien, se contentant d’éluder comme s’il en allait de sa vie.

Un individu caché sous la capuche de son sweat gris l’avait interpellée alors qu’elle s’apprêtait à regagner sa voiture après l’incinération du dernier membre de sa famille. Il lui avait confié une enveloppe. Avant qu’elle puisse le questionner, l’homme avait manipulé une manchette argentée à son bras, un éclat de lumière verte la poussant à clore les paupières. Elle perçut un grondement. Quand elle ouvrit les yeux, elle était seule. La blonde se verrouilla dans sa voiture puis décacheta le pli que son oncle avait pris soin de sceller à la cire — elle sourit, c’était tout à fait son style. Elle y découvrit une courte lettre détrempée et une clef de bronze ouvragée.

« Ma chère Elena, si cette lettre te parvient, c’est que je ne suis plus de ce monde. Je suis désolé de déposer ce fardeau sur tes épaules sans pouvoir t’enseigner tout ce que tu devrais maîtriser à ce sujet. Sache simplement que de nombreuses créatures sont prêtes à tout pour retrouver cette clef. Tu en es désormais la Gardienne… »
Le reste de la missive se révéla illisible. L’enveloppe avait pris l’eau. L’encre s’en était majoritairement effacée… Quelques mots s’en détachaient encore en partie : « Max,… brairie des neuf Royau… ». Elena avait pu déchiffrer cette partie et s’était ruée à la Librairie des neuf royaumes à la recherche d’un certain Max. Le petit commerce, enclavé entre deux grands magasins, avait de quoi surprendre. En apparence, elle ressemblait à une librairie spécialisée dans le fantastique. Mais lorsqu’elle s’était présentée à Max — Maxime Gerrard —, le jeune homme au surprenant regard brun piqueté d’émeraude la dévisagea longuement. Puis il colla un panneau « fermé pour inventaire » sur la porte avant de l’entraîner dans l’arrière-boutique. Là, il lui dévoila le peu qu’il savait du rôle d’Henri au sein de la communauté non humaine. La clef, quant à elle, était demeurée un mystère pour l’instant…

 

Bouleversée par ses confessions, la jeune femme avait tout de même dû retourner à Londres, à la fin des cérémonies. Elle avait une vie après tout ! Quand bien même elle adorait son oncle, elle ne croyait pas qu’une simple clef puisse justifier de sacrifier tout ce pour quoi elle s’était investie corps et âme ces dernières années. Son appartement près du London eye, sa licence d’histoire qu’elle allait sous peu obtenir, même ce garçon aux yeux pervenches à qui elle avait donné son numéro après des mois à le voir lui offrir son plus beau sourire à chaque fois qu’elle commandait son éternel café macchiato.

Pourtant, quelques jours à peine après avoir décroché son diplôme, Elena avait découvert un petit paquet dans sa boîte aux lettres. Ne voyant pas le nom de l’expéditeur, la blonde s’était interrogée sur le contenu de ce colis. Elle l’ouvrit, trop curieuse pour être prudente, et dénicha un simple bout de papier signé par Maxime Gerrard. Le jeune homme l’informait qu’il avait trouvé, en fouillant dans ses archives, un carnet accompagné d’un mot de son oncle lui demandant de transmettre à la jeune femme cet ouvrage après son trépas. Le brun aux yeux ensorcelants confessait qu’il avait tenté de le parcourir, mais que le feuillet de pages tendu de cuir l’avait brûlé. L’objet psalmodia dans ses pensées par il ne savait quelle sorcellerie, que seule Elena Rosenberg, héritière de Henri Rosenberg, pouvait dissiper le sortilège qui protège le savoir et la clef. Finalement, le libraire suppliait la blonde de revenir pour qu’ils puissent ensemble résoudre ce mystère.

Perplexe, Elena souleva les morceaux de papier journal tapissant le carton, dévoilant en effet un carnet en vieux cuir noir, finement décoré sur sa couverture par quelques mots latins. La jeune femme n’eut aucun mal à les déchiffrer : « Dans l’ombre du miroir, le secret de la vérité sommeille. Gardien du Trésor Ancestral, toi seul peux le réveiller ».
Complètement déboussolée, Elena contempla le livret sombre d’un œil suspicieux et rempli d’appréhension. Qu’est-ce qu’Henri pouvait bien vouloir protéger pour ensorceler cet objet ?

Elena ne connaissait rien à la sorcellerie. À vrai dire, elle ignorait même que son oncle la pratiquait. Les révélations de Maxime lors de leur première rencontre avaient en partie éclairé ce point. Avant de prendre soin d’elle, Henri avait été membre du MAGICS, le Ministère des Affaires Gargantuesques et Infimes entre Créatures et Sorciers. À ce titre, il fallait faire partie de l’une des deux catégories mentionnées. Comme elle était presque sûre que son oncle était humain, il ne pouvait qu’être en lien étroit avec la magie. Mais alors, quid de ses parents et d’elle-même ? Jusque-là, elle ne s’était jamais posé la question. Pour elle, ils étaient tous comme le commun des mortels parcourant ce monde avec des œillères afin de ne surtout pas voir ce que cachait l’incompréhensible. La mort d’Henri lui ouvrait les yeux, qu’elle le veuille ou non. Toutefois, elle était encore bien loin d’en saisir toutes les implications. Pour l’heure, l’énigme de son oncle lui suffisait, elle tâcherait de percer les mystères de cet univers élargi à un autre moment.

D’ailleurs, les mots inscrits sur la couverture du carnet ne l’avançaient pas plus. Pour elle, ils ne signifiaient rien. Quel miroir ? De quel Trésor s’agissait-il ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Ce charabia l’agaçait autant qu’il l’intriguait. Au fond, elle mourrait d’envie d’en découvrir le sens, mais son impuissance actuelle l’énervait. D’autant plus que ce fichu livret refusait de lui révéler quoi que ce soit d’autre. Lorsqu’elle essayait de l’ouvrir, les pages restaient collées les unes aux autres. À croire qu’il ne suffisait pas d’être l’héritière Rosenberg pour le manipuler à sa guise ! De fait, elle comprenait pourquoi Maxime lui demandait de revenir le voir. Il avait beau lui avoir envoyé le journal, il devait savoir que, seule, elle n’arriverait à rien.
Pas de doute possible, Elena devait repartir pour la librairie des Neuf Royaumes, et le plus tôt serait le mieux !



Elena regardait défiler les arbres depuis la fenêtre du wagon de la classe affaires.
Elle avait longuement hésité à rejoindre Max et, même si elle savait que c’était la meilleure des choses à faire, une petite voix lui sifflait qu’il fallait qu’elle se méfie. Mais de quoi, au fait ? Ou plutôt, de qui ? Son oncle n’avait pas eu le temps de le lui dire.

Le MAGICS. Allait-elle devoir leur rendre visite, aussi ? Comment allait-elle être accueillie ?
— Une boisson, Madame ?
La jeune femme secoua la tête en signe de négation. Tout ce à quoi elle pensait était sa future rencontre avec Maxime.
Le train arriva finalement à quai et Elena s’empressa de descendre. Les jambes engourdies, elle se dirigea rapidement vers la sortie. Devant l’attendait son correspondant.
— Tu as fait bonne route ?
— Oui, merci.
Elena évita soigneusement son regard. Elle avait disparu si subitement la première fois qu’ils s’étaient vus que cette rencontre la mettait mal à l’aise.
— Je peux ?
Sa main tendue vers la valise de la jeune blonde, il attendit qu’elle la lui confie.
— Je t’ai aménagé un espace, à l’étage.
Elena garda le silence. En l’espace d’un instant, elle regretta le confort précaire de sa chambre. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de revenir ici ?
— Nous devons nous rendre au MAGICS rapidement, continua-t-il alors qu’il traînait les bagages de la jeune femme. Tu dois officiellement reprendre le poste.
— Et si je n’en ai pas envie ?
Elle s’arrêta, ses mains posées sur ses hanches. Dans sa voix, une once de défi arracha un sourire à Max.
— Ton oncle, lui, le voulait. Je pense que c’est une raison suffisante pour que tu l’acceptes, n’est-ce pas ?
Ses lèvres s’entrouvrirent pour répondre, mais se refermèrent aussitôt. Le beau brun ténébreux n’avait pas tort. Oncle Henri lui avait légué un pan de sa vie et elle allait lui faire honneur jusqu’à la fin de la sienne.

Elena suivit Maxime, mais elle était gagnée par l’inquiétude. Qu’est-ce que son oncle attendait d’elle ? Que faisait-il exactement ? Est-ce qu’elle allait être à la hauteur ? Elle n’avait même pas ouvert ce foutu carnet et trouvé à quoi pouvait servir cette clef ! Alors, reprendre un rôle dans un monde qu’elle ne connaissait pas le moins du monde ! Ça promettait d’être drôle !

Le trajet en voiture passa affreusement vite. Ils sortirent de la ville et ils s’arrêtèrent devant un lac.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
Maxime s’échappa de la voiture en prenant soin de ne pas claquer la portière. Elena sentit le stress s’amplifier en elle, sa respiration s’accéléra tout comme son cœur. Malgré son mal-être intérieur, elle décida de le suivre. Il faisait frais, elle aurait dû prendre son manteau, si elle restait là trop longtemps elle allait attraper une pneumonie c’était une certitude.
Son compagnon de voyage s’approcha de l’eau, il traça un Sigil à sa surface. L’eau se mit à crépiter, à faire des petites vagues, puis le phénomène devint limite cataclysmique ! Le sol trembla et Elena fut terrorisée !

Un énorme dragon jailli des flots. Il était splendide ! Ses écailles étaient sans comparaison possibles, elles allaient d’un blanc à un dégradé de bleus.
Elles brillaient grâce au liquide ruisselant. Ses ailes étaient gigantesques mesurant près de trente mètres chacune et ses griffes étaient acérées. Le cœur d’Elena palpita, elle fit ce qu’elle put pour se maintenir debout et ne pas hurler de terreur. La blonde croisa les yeux de la bête sortie des eaux, son regard était lumineux et sans animosité.
— Elena je te présente Vixen ! Ta dragonne ! Lui dit Maxime.
— Quoi ?

Le choc se lut sur son visage, elle dut passer de toutes les couleurs !
Un dragon sérieux ! Dans quel bordel était-elle tombée ?

Elena observa la dragonne avec méfiance. Elle ne savait pas quoi faire.
–          Tu peux t’approcher, la rassura Maxime.
La jeune fille lui fit confiance et se rapprocha lentement vers Vixen. L’animal respira si fort que de la fumée sortait de ses narines. Elena recula, prise de panique.
–          Ne t’inquiète pas, ça lui arrive souvent, rigola Maxime. Avance-toi un peu et tends la main. Elle viendra vers toi.
–          Si tu le dis, bredouilla-t-elle en suivant les conseils du jeune homme.
Elena et Vixen s’observèrent. La dragonne avait les yeux aussi rouges que le sang. Cela créait un étrange contraste avec les couleurs froides de ses écailles. Elle allongea le cou pour s’approcher d’Elena. La jeune fille voulait s’enfuir, mais la peur l’empêchait de bouger. Vixen la regarda encore quelques secondes, puis alla coller son museau contre la main d’Elena. À ce moment-là, un phénomène curieux se produisit. Elena entendit une voix dans sa tête qui lui disait : « Je vais te protéger ». Elle savait que c’était Vixen qui communiquait avec elle. Elle n’en revenait pas. Elle venait non seulement d’apprendre que les dragons existaient, mais qu’en plus, elle pouvait leur parler.
–          Elle a deviné que tu étais de la famille de Henri, lui précisa Maxime.
Elena se tourna vers lui, les yeux écarquillés.
–          Elle appartenait à Henri ?!
–          Oui. Il te l’a léguée aussi. Elle te sera très utile pour ta mission.
–          Ah, parce que maintenant, j’ai une mission ?! s’énerva Elena. Je n’y comprends rien, tu comptes tout m’expliquer un jour, oui ou non ?
–          Oui, car aujourd’hui, on va au MAGICS, tu te rappelles ? Nous sommes ici pour chercher ton moyen de transport.
Elena n’eut pas besoin de plus d’éclaircissements pour savoir où Maxime voulait en venir. Elle se tourna de nouveau vers Vixen, à deux doigts de s’évanouir.

Elle entendit son rire résonner à l’intérieur de sa tête.
— Henri m’a tout raconté sur toi, je t’attendais depuis très longtemps, il m’avait dit que tu étais aussi forte mentalement que physiquement, mais là tout de suite, j’ai un peu de mal à le croire.
La gardienne ferma les yeux et respira tout doucement en comptant jusqu’à cinq comme lui avait appris son oncle lorsqu’elle était petite. Elle le regarda calmement, elle savait ce qu’il attendait d’elle. Ce que tout le monde attendait d’elle, mais maintenant, c’était à elle de décider et uniquement à elle. Elle se redressa, les épaules droites et pensa très fort à la question qu’elle voulait poser à Vixen.
— Étais-tu avec lui lorsqu’il est mort ?
— Ouh pas la peine de hurler ! Je t’entends très bien. Et pour répondre à ton interrogation : non. Il est parti seul.
Une pointe d’agacement et de tristesse vibrait dans sa réplique. Le dragon et elle partageaient là même la douleur, celle de ne pas avoir été là pour l’homme qu’ils aimaient.
— Désolée, je n’ai pas encore l’habitude de cette méthode de communication. Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
— Je t’emmène au MAGICS.
Elena sourit puis se tourna vers Maxime.
— Et toi, c’est quoi ton moyen de locomotion ?
Le jeune homme étira mystérieusement les lèvres puis souffla quelques mots vers ses pieds. Il s’éleva sans bruit dans les airs, patientant en observant la nièce de son ami, à nouveau au bord de la syncope.

La jeune fille se secoua, puis après avoir suivi les instructions de son protecteur, grimpa sur le dos de la créature mythique. Son dragon prit son envol dans une poussée prodigieuse.
Elena se retrouva trempée par les éclaboussures de Vixen s’élançant hors de l’eau. Cette fois, c’est certain, je vais la choper cette pneumonie pensa-t-elle.
Les écailles du dragon semblaient dures et coupantes, pourtant elles étaient lisses et souples comme de la soie, quel phénomène singulier. Sous les rayons du soleil, ses vêtements séchèrent très vite. Ils arrivèrent sur un gros nuage surplombé d’un grand immeuble moderne et brillant. Les lettres MAGICS tournaient autour de celui-ci. Une barrière de protection, pensa Elena. Maxime l’attendait sur le bord du nuage discutant avec une femme à l’air pas très commode. Elle portait un tailleur noir ajusté. Elena songea qu’elle ressemblait à Mademoiselle Mangin dans ce dessin animé de son enfance : Princesse Sarah.

Agrippée à sa monture, Elena eut un léger haut-le-cœur tandis que le dragon manœuvrait pour se poser sur le nuage. Lorsqu’enfin la bête s’immobilisa, la jeune femme se laissa glisser jusqu’au sol, et lâcha un hoquet de surprise quand elle constata la fermeté du nuage sous ses chaussures. Elle qui s’imaginait quelque chose de plus mou, c’était comme si elle foulait la terre ferme.
Elle se retourna vers Vixen et s’émerveilla en voyant ses écailles prendre des teintes irisées sous les rayons du soleil. Elle baissa la tête pour remercier la dragonne, qui lui répondit, à sa manière si particulière.
– Va faire ton devoir, je t’attendrais ici jusqu’à ce que tu aies besoin de moi.
– Merci, Vixen, pensa-t-elle tout bas.
Du bout des doigts, la jeune femme caressa son encolure, avant de se tourner vers Maxime et son interlocutrice. Ils semblaient être en vif désaccord et les quelques coups d’œil qu’ils lui jetaient par moment lui signifiaient qu’elle devait en être la cause. En quelques pas, elle les rejoignit et entendit la fin de leur conversation.
– Peu m’importe que ce soit la nièce d’Henri ! Elle pourrait être la fille de Merlin en personne, cela ne change rien. Si elle veut parler au conseil, elle doit prendre rendez-vous.
– Mais enfin, c’est Henri lui-même qui l’a nommée pour prendre sa succession. Le ministère doit avoir un gardien, la cérémonie doit avoir lieu au plus…
– Ce n’est certainement pas à vous d’en décider, le coupa-t-elle.
La femme se tourna vers Elena, puis la détailla de la tête aux pieds, une expression de dédain sur les lèvres.
– C’est vous la protégée d’Henri ?
Elena sentit son sang se glacer dans ses veines. Était-ce l’altitude, le regard de cette femme, ou la situation à laquelle elle ne comprenait pas grand-chose ? Elle se força cependant à faire un pas en avant, gardant ses prunelles fixées dans les yeux gris de la mégère. Elle devait se montrer digne de son oncle, signe de la tâche qu’il lui avait laissée.
– Elena Rosenberg, pour vous servir.

La femme pinça les lèvres et toisa Elena, puis relevant le menton, elle répondit d’une voix ferme et cassante :
– Je suis Estrid, la grande intendante.
Elena ne put s’empêcher de pouffer et de remarquer :
– Vous êtes un genre de gouvernante en fait.
Depuis la mort de son oncle, entre la clef, l’héritage et le dragon, elle trouvait qu’elle avait fait preuve d’une certaine ouverture d’esprit, ce n’était pas pour se faire accueillir de la sorte par une vieille mégère acariâtre !
Estrid pinça davantage les lèvres, ce qu’Elena n’aurait pas cru possible et planta son regard dans celui de la jeune femme.
– Je vais mettre sur le compte de l’ignorance votre impertinence, mais je ne tolérerais pas que vous me manquiez de respect. Vous ne savez pas à qui vous vous adressez, apprenez donc à tenir votre langue si cela ne vous est pas trop difficile !
Elena était soufflée, mais à en juger par le ton de la vieille femme, et ses yeux qui ne formaient plus dorénavant que deux fentes sombres, elle comprit qu’il valait mieux en effet qu’elle se taise.
L’intendante se tourna de nouveau vers Maxime.
– Vous m’assurez que cette… personne, accentua-t-elle avec une moue dédaigneuse et un vague geste de la main censé désigner Elena, serait la nièce d’Henri, et à ce titre l’héritière du titre de gardienne du ministère ?
– Cela est plus que certain. Henri lui a transmis la clef.
Voilà qui n’avait pas l’air de la ravir.
– Connait-elle le rôle du ministère ? A-t-elle seulement conscience de la responsabilité qui lui incombe ? reprit-elle en se tournant vers Elena.
La jeune femme hocha la tête en signe de négation. Estrid soupira, croisa ses mains devant elle avant de trancher :
– Être l’héritière légitime ne peut suffire à prétendre au titre de gardienne, même si ce titre lui revient de droit. Les conséquences pourraient en être désastreuses. Maxime, conduisez cette jeune personne auprès de Calion. Il va falloir l’initier sans plus attendre. Et j’ai bien dit sans plus attendre, car s’il y a bien un seul point où je suis d’accord avec vous Maxime, c’est que le ministère ne peut rester sans gardien plus longtemps. Pas avec le danger qui nous menace.

Estrid accompagna ses paroles d’un mouvement de recul. D’un geste de la main, elle désigna à Elena une porte massive d’un blanc immaculé derrière elle. Autour de cette porte, rien. Le néant. La jeune femme retint un rire.
– Une porte au milieu de nulle part, un style minimaliste, seulement du blanc sans aucune couleur… Laisse-moi deviner, architecte suédois ?
Un rictus se dessinait au bord des lèvres de Maxime alors qu’il s’avançait avec détermination vers le battant qui s’ouvrait déjà.
Visiblement, ils étaient désormais les bienvenus. Elena le suivit après s’être autorisé un sourire vainqueur en direction d’Estrid. La volonté avec laquelle elle lui retourna un sourire bien plus large encore aurait dû l’interpeller.
Effectivement, une fois la porte franchie, toute envie de rire lui échappa.  Elena dut battre plusieurs fois des paupières pour s’habituer à la pénombre soudaine. L’obscurité qui régnait ici contrastait avec la pureté des nuages aperçus à l’extérieur. Pour toute lumière, seuls des points étincelants parsemaient le plafond d’une voûte imposante, était-ce… la Voie lactée ?
La jeune femme parvint finalement à en détacher son regard pour poser les yeux sur un spectacle bien moins céleste. Plusieurs divans habilement ouvragés jonchaient la pièce. Des hommes et des femmes étaient affalés dessus dans des tenues aussi provocantes qu’intrigantes.
Elena se tourna vers Maxime qui ne semblait pas perturbé par cette scène pour le moins gênante.
– De quelle sorte d’initiation parlait Estrid exactement ?
Un rire lui échappait après qu’il suivit son regard vers l’un des couples entremêlés de façon obscène.
– Cela consiste tout d’abord à en savoir plus sur qui nous sommes. Et tu as justement sous les yeux le membre le plus éminent du ministère, Calione.
En entendant son nom, l’homme interrompit ses caresses enflammées et se leva promptement, découvrant un torse sculpté et nu. La femme qui bénéficiait de son étreinte se redressa et toisa Elena d’un regard vexé. Un fin voile argenté dissimulait à peine une poitrine imposante. Une fois face à la nouvelle arrivante, le Calion en question la jaugea avec intérêt.

En moins de temps qu’il n’en fallut à Elena pour l’observer, Calion se trouvait déjà à cinq centimètres de son visage, une mèche de ses cheveux entre ses doigts. Il la huma les yeux fermés, comme s’il était un expert-parfumeur, et murmura en découvrant des dents étincelantes :
— Tu ressembles à ta mère.
La jeune femme frissonna lorsqu’elle rencontra ses yeux argentés. Il était d’une beauté envoûtante. Elle chancela et son instinct lui dicta de ne pas lui accorder sa confiance.
Contre toute attente, Calion éclata d’un rire tonitruant qui interrompit les ébats des autres convives. Ceux-ci se redressèrent dans un seul mouvement, certains se rhabillant à la hâte, d’autres préférant quitter la pièce nus, sans un bruit et sans perdre un instant.
L’homme écarta les bras et un élégant costume se matérialisa sur son corps. Il se recoiffa avec les doigts et l’invita à le suivre.
Elena trébucha sur le tapis, à la fois intriguée et gênée par la situation. Maxime l’encouragea à avancer, alors elle sinua malgré son envie de déguerpir entre les canapés vides. Comment Calion connaissait-il sa mère ? Comment avait-il réussi à se vêtir de cette manière ? Avait-il lu dans ses pensées ? Elle se contint pour ne pas poser toutes ces questions. Au bout de la pièce, Calion pénétra dans un local minuscule renfermant un rideau de velours rouge.
— C’est à toi de l’ouvrir.
Il croisa les bras, comme s’il la mettait au défi d’y parvenir. Elena n’était plus à cela près : elle attrapa le pan de tissu qui scintilla entre ses doigts, et le tira d’un mouvement brusque. Ce qu’elle vit la stupéfia : un miroir ouvragé de plus de trois mètres de haut était accroché derrière, mais ce ne furent pas ses dimensions imposantes, ni même l’absence de leur reflet qui la fit reculer jusqu’à Maxime…


Non, ce qui effraya Elena, c’étaient les gémissements inhumains qui émanaient de la surface livide du miroir.
— Qu’est-ce que c’est ?
— À toi de le découvrir, répondit Calion dans un sourire énigmatique.
Elena jeta un œil en coin à Maxime. Impossible d’ignorer sa mâchoire tendue et son regard fuyant. Un nœud se forma dans sa gorge tandis qu’elle faisait à nouveau face au miroir.
D’un pas hésitant, elle approcha et posa prudemment sa main sur le verre glacial. En une seconde, les inquiétantes plaintes inondèrent son esprit en un cri d’agonie. Elena sentit ses jambes se dérober sous son poids, mais, alors qu’elle s’attendait à rencontrer le sol, son corps entier bascula dans le vide. Autour d’elle, il n’y avait que le néant. Ni Maxime ni Calion. Rien. Seulement ces voix qui léchaient ses tempes, écorchaient son âme et étouffaient son cœur. Le temps sembla s’étirer encore et encore, comme si plus rien n’existait au-delà de ces hurlements.
Recroquevillée dans sa chute sans fin, Elena peinait à respirer et des larmes perlèrent à ses paupières.
« Tu as le droit de pleurer. »
Cette voix. Elle avait transpercé les cris pour venir murmurer un peu de chaleur à son oreille.
« Non, je ne dois pas. »
Sa réponse amplifia les lamentations alentour et l’air s’épaissit d’autant de ténèbres. Elle ne tombait plus, elle coulait à pic dans les profondeurs d’encre de ce miroir infernal.
Pourquoi avait-elle accepté ? Pourquoi s’était-elle laissée emporter par cette folie ?
« Tu l’as fait pour moi. »
De nouveau, le ton doux et chaleureux résonna dans sa poitrine. Oui, elle l’avait fait pour Henri. Pour sa mémoire. Pour tout ce qu’il lui avait offert. Une maison. Une famille.

Son corps recroquevillé atterrit sur un plancher verni plus délicatement qu’une plume échappée de l’aile d’un phénix. Les yeux toujours clos, elle laissait enfin les sanglots l’envahir. Elle sentit une main se poser sur son épaule. Sa chair cristallisée fondit sous ce contact chaleureux. Ouvrant une paupière, elle découvrit un visage qu’elle ne pensait plus jamais revoir. La fabuleuse moustache brune, les prunelles limpides, rien ne manquait.
Le sourire d’Henri irradiait de lumière.


Sous le choc, son corps réagit avant son esprit. Les larmes redoublèrent instantanément, incontrôlables, sans qu’elle parvienne à déterminer quelle émotion, du bonheur ou de l’incompréhension la faisait trembler à ce point.
Le sourire de son oncle s’élargit alors qu’elle essuyait ses joues. Sa main, toujours sur son épaule, semblait si tiède, si réelle. Les mots se bousculèrent confusément :
« Mais… tu es mort, » hoqueta-t-elle, cherchant à éprouver ce qu’elle voyait.
Un temps de flottement. Elle envisagea soudain une machination. Après tout, personne n’avait été témoin de la mort d’Henri. La crémation, la cérémonie rapide, tout ceci était certainement une mise en scène ! Oui, il pouvait très bien avoir maquillé son décès…  Estrid avait parlé d’un danger. Un danger suffisamment grand, peut-être, pour le pousser à disparaître.
Mais alors, pourquoi l’avoir fait hériter de cette clef ?
Son esprit voulait à tout prix à se rattacher à une réponse plausible, chercher la logique là où il n’y avait qu’une somme d’évènements invraisemblables…non, pas invraisemblables, magiques. Le dragon, cette structure dans les nuages, le miroir, c’était comme si elle avait subitement atteint la limite de ce qu’elle pouvait accepter.
« Soit je suis mort, soit les pompes funèbres ont commis une regrettable erreur, » lança Henri, avec cet humour qui le caractérisait si bien. Le silence qui suivit était révélateur. Sa théorie ne tenait pas.  
Elle envisagea d’avoir à faire à une simple hallucination, due à son instant de faiblesse devant le miroir quand une nouvelle bouffée de crainte l’envahit :
« Mais alors, c’est moi qui suis morte !
— Non, non, l’apaisa-t-il. Je pensais qu’après tout ce que tu as traversé, tu serais préparée à cette rencontre. Mais cela fait beaucoup, j’en conviens. Peut-être devrais-tu t’assoir. »
En réponse à l’invitation, une chaise se matérialisa près d’elle, glissant légèrement sur le plancher d’un blanc immaculé.
« Tu te trouves dans le chemin inversé. Un lieu de passage, où les vivants s’effacent pour laisser leur place aux morts. Étant mon héritière, tu peux y circuler à ta guise. »
Les voix, toute cette souffrance qui émanait d’elles…
« Ce que tu as entendu, ce sont les personnes disparues, qui cherchaient à t’attirer, poursuivit-il, en réponse à ses pensées. Certaines, vois-tu, sont effrayées par l’idée d’être oubliées. Tu t’apercevras que toutes sortes de créatures magiques ou anciennement humaines traversent le miroir. Notre rôle est de les aider à atteindre l’autre côté. Nous sommes les garants de la paix entre leur monde, et le nôtre. »



Sentant l’inquiétude poindre dans les yeux d’Elena, Henri lui sourit pour la rassurer. Au fond de lui, il s’en voulait de lui imposer cette lourde tâche, de bousculer sa vie. Estrid s’y était opposée avec ferveur. En bonne intendante, quelque peu stricte, elle souhaitait préparer Elena à la mission qui l’attendait. Et quelle mission ! Maxime minimisait un peu le danger, cela avait le don d’exaspérer madame l’Intendante. Tout repose sur les frêles épaules inexpérimentées de la nièce de Henri. Certes, Estrid savait que Vixen était une dragonne de guerre hors pair qui la soutiendrait dans son objectif, mais ce n’est qu’une petite aide dans cette aventure.
Le péril dont il était question effraye même Calion. Henri s’était persuadé que s’il en avait touché mots à Elena, elle n’aurait jamais accepté se mêler des affaires du Ministère des Affaires Gargantuesques et Infimes entre Créatures et Sorciers, avec son esprit rationnel.

— Elena, ma tendre, m’en veux-tu pour t’avoir caché tout ceci ?
— Non, Uncly, je me doutais que tu n’étais pas comme le commun des mortels. Cela fait juste beaucoup pour une journée à assimiler, j’avoue !
— Tu te souviens des histoires que je te racontais le soir lorsque tu étais enfant ?
— Oh oui, elles étaient exaltantes. Je me suis toujours demandé où tu trouvais toute cette inspiration qui me fascinait tant.
— C’était mon quotidien quand j’effectuais des missions dans ma jeunesse, confie-t-il avec un sourire en coin.
— Tu m’impressionnes d’autant plus.
— Bon, revenons à des choses plus sérieuses, je dois te révéler d’autres informations avant de te laisser. Ces âmes perdues ici que nous aidons à traverser ne sont pas toutes bienveillantes. Parmi elles, il y a une qui les, comment dire… Aspire pour se nourrir de leur peur de tomber dans l’oubli. Plus elle en prend, plus elle gagne en puissance pour passer à travers le miroir et engloutir nos deux mondes. Tu comprends le danger d’une telle menace ?
Les yeux écarquillés d’horreur et la main plaquée sur sa bouche, elle opina du chef. Son cerveau fulminait de questions et d’images atroces. Dans cette anarchie cérébrale, un visage lui revient en mémoire. Les prunelles vertes, les cheveux en bataille et ce sourire inoubliable. Victor ! Il se trouvait ici, c’est sûr.

Eléna accusa le coup. Le temps était passé à une telle vitesse qu’elle n’avait pas pu prendre de recul sur ce qui se passait autour d’elle. Il lui sembla soudain que tout ceci n’était qu’une vaste blague, qu’elle allait se réveiller sous sa couette en satin, le corps de Gorgo enroulé sur sa tête, comme à son habitude. Elle se demanda par ailleurs si chats et dragons faisaient bon ménage. Vixen serait-elle tentée d’avaler Gorgo pour le goûter, si d’aventure ils devaient cohabiter ?
— Ma fille, tu es partie, l’interrompit l’oncle Henri l’air grave. Comprends-tu ce que je viens de te dire ?
— Oui, tout à fait, confirma-t-elle d’un geste de la main.
Perdue dans ses pensées, la jeune femme entreprit de faire le tour de cette pièce étrange aux boiseries anciennes. Elle se serait cru enfermée dans un manoir hanté : distingué, froid et étrangement séduisant. Laissant sa main parcourir le lambris, sa voix se brisa dans un rire nerveux. D’aussi loin qu’elle se souvienne, l’idée de dons mystiques l’avait toujours fasciné. Elle avait traversé sa vie sans y accorder trop d’importance, bien qu’une part d’elle-même se soit toujours sentie différente. Sa voie serait exceptionnelle, elle l’avait toujours su, et voilà qu’elle se découvrait le pouvoir de communiquer avec les morts. Mais pouvait-elle seulement les ramener à la vie ?
— Dis-moi mon Oncle, on en sort comment de cette gargote, demanda-t-elle en passant un doigt sur le renflement d’une paroi. C’est bourré de poussière ici ! On vous a sucré les subventions ménage au Ministère de la magie ?
Henri s’apprêtait à sermonner l’esprit caustique de sa nièce lorsque celle-ci mit la main sur ce qui ressemblait à un passage dérobé. L’un comme l’autre échangèrent un regard complice. Elena sortit avec empressement la clef cachée sous son T-shirt et donna deux tours dans la minuscule serrure. Sombre et humide, un longue allée s’offrait désormais à elle.
— Les morts t’attendent… affirma Henri, héroïque.
— Il serait urgent que je les retrouve… approuva-t-elle, espiègle.
— Va ! Et mène à bien ta mission.
D’un sourire entendu, Elena s’engouffra dans les ténèbres, animée par une idée urgemment égoïste. Peu lui importait la tâche dont on voulait l’investir, peu lui importait ce qu’on attendait d’elle, si la chance lui était donnée, retrouver un seul défunt, alors elle devait le retrouver. Elle devait retrouver Victor. Alors peut-être aurait-elle enfin l’opportunité de réparer ses erreurs…

Alors qu’elle s’engouffrait dans cette obscurité brumeuse, elle sentait que ses sens se décuplaient. Tout son corps faisait écho avec une vibration qui venait de très loin, un son du fin fond des âges.
– Était-ce cela le monde des morts ?  murmura-t-elle. Un lieu où toute âme qui n’a pas la chance de passer reste à jamais perdue dans cette couverture ténébreuse pour l’éternité ?
Elena se rendit compte tout à coup que ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle flottait littéralement et percevait tout à la fois l’extrême gravité de cet espace, mais aussi son allégresse. Soudain, elle ressentit plus lourdement sa mission, elle qui voulait tant prouver à son oncle qu’elle serait à la hauteur et digne de sa lignée.
Le son céleste l’enveloppait de basses fréquences, mais étrangement elle se sentait en sécurité. Au fur et à mesure qu’elle avançait, la nébulosité s’éclaircissait pour ne laisser place qu’à un immense halo de lumière devant elle.
Alors c’est là ? se dit-elle.
Ses yeux un peu mouillés s’émerveillaient devant ce nimbe phosphorescent. Pour la première de sa vie, elle pouvait voir danser les âmes errantes prises dans une valse gigantesque et incessante.  
Une voix s’éleva.
– Qui ose troubler la sarabande de Némésis ? Nomme-toi !!!
Elena fut troublée et déstabilisée par cette voix venue de nulle part, mais regagna très rapidement son air bégueule en répondant :

– Je suis Elena, gardienne des clefs du MAGICS, légitime Passeuse du sacré et du monde des morts ! Je me présente à vous sur le chemin inversé pour passer de l’autre côté.

Un superbe orbe apparut, se fixa devant elle et lui dit :

– Ta clef ne suffira pas ! Tu possèdes cependant deux choses en toi. La première t’autorisera à entrer et la seconde de revenir auprès des vivants !

Elena se sentit perdue. Que pourrait-elle bien avoir en elle qui pouvait lui permettre de rejoindre les défunts et d’enfin répondre à cette question qui la dévorait depuis une dizaine d’années ?

Victor allait-il lui pardonner ?

La réponse lui parut évidente, Elena sortit le vieux carnet en cuir noir d’oncle Henri, qu’elle avait pris soin de dissimuler sous ses vêtements.
– J’imagine que la seconde chose est celle-ci ? déclara-t-elle, en désignant l’objet.
Les âmes errantes entouraient la sphère lumineuse et fixaient la jeune femme sans émotion particulière. La voix de l’orbe résonna dans la pièce :
– Tu es bien la digne héritière du précédent gardien des clefs, confirma-t-elle. Nous te souhaitons un bon voyage et guetterons ton retour, ajouta-t-elle, en disparaissant aussitôt.

La sarabande reprit de plus belle. Les esprits s’entrelacèrent sur la même cadence sans faire plus attention à Elena qui patientait. Elle n’était pas plus avancée que tout à l’heure ! Elle pensait voir apparaitre une porte, mais le spectacle qui se déroulait sous ses yeux semblait être le même qu’à son arrivée. Elle palpa le carnet dont elle en ignorait toujours le mode d’emploi, tout en se maudissant, elle aurait dû se montrer plus prévoyante avant de se lancer dans cette quête les yeux fermés !

Oncle Henri patientait non loin de là, elle résista à la tentation d’y retourner pour lui demander de l’aide, son besoin de faire ses preuves la poussa à essayer de comprendre la situation par elle-même. L’orbe avait distillé un indice lors de son interrogatoire. Les deux objets étaient liés, au moins dans ce lieu. Elena s’efforçait d’observer la pièce où seul le blanc immaculé reflété par l’aura des âmes errantes l’entourait.

Désespérée de ne rien trouver, elle analysa la clef dorée avec plus d’intérêt. Elle possédait un anneau dont les entrelacs ressemblaient à des nœuds celtiques, la boucle paraissait de même dimension que la tige et le panneton s’apparentait à une puce électronique. Elena posa le livret sur le sol afin de manipuler plus aisément ce qu’elle avait perçu comme un casse-tête. En effet, une portion de la boucle semblait amovible et pouvait se tourner de gauche à droite. Divisée en trois petites parties, la jeune femme commença les rotations.

Après plusieurs essais infructueux, un léger clic résonna, l’objet s’illumina. De nombreuses formes dorées en jaillirent pour former un sigil. Le carnet s’ouvrit à son tour avant de libérer les pages qui virevoltaient jusqu’à faire apparaitre un portail translucide.
Fière d’y être parvenue, Elena inspira profondément avant de franchir le passage qui la mènerait à l’autre côté.

Elena cligna des yeux. Elle débouchait à l’air libre, sous le couvert d’arbres verdoyants. Devant elle, un sentier se séparait en deux chemins. La jeune femme hésita. Elle ne possédait plus ni clef ni carnet et se retrouvait seule, sans guide. Dans la forêt régnait un calme surnaturel. Elle fit quelques pas en avant et s’immobilisa à nouveau. Même ce bruit était inaudible. Paniquée, elle se retourna. Derrière elle, le passage miroitait toujours. Bien, je ne suis pas coincée ici au moins, songea-t-elle, soulagée.
Confuse, elle observa les chemins qui s’offraient à elle. Tous deux étaient parcourus par les défunts. Tous se suivaient, en file indienne, comme attendant sagement leur tour.
Lequel prendre ? Comment se décider ?
Refusant de céder à la peur qui commençait à l’étreindre, la jeune femme inspira puis expira profondément plusieurs fois de suite. C’était Henri qui lui avait appris à regagner ainsi son calme. Après la disparition de ses parents, la fillette qu’elle était faisait des crises d’angoisses dans toutes situations qui l’éloignaient de sa seule famille. Ses paroles résonnèrent dans ses pensées. Lorsque le choix s’offrira à toi, opte pour le chemin des ronces. Elle n’avait pas compris à l’époque. Elle avait cru à une métaphore de son oncle pour lui expliquer que la voie qui paraissait la plus facile au premier abord ne l’était pas forcément. Aujourd’hui, cela prenait son sens.
La jeune femme sourit. Merci mon oncle ! Sans hésiter, elle s’avança sur le sentier le moins engageant, zigzaguant entre les trépassés. Ceux-ci ne lui accordaient pas la moindre attention. Il lui sembla marcher des heures avant de parvenir à une falaise. Là, juste au bord, un escalier s’enfonçait dans la roche. Elena frémit. Dans l’imaginaire populaire, le monde des morts était scindé en deux : Enfer et Paradis. Toujours dans ces croyances, seule la route pour l’Enfer se trouvait sous terre.
S’était-elle trompée de chemin ? Non, Henri ne l’aurait pas induite en erreur ! Cela n’avait probablement aucun lien. D’autant que l’entrée en question flamboyait d’une mystique lueur violette.



Elle pouvait avoir confiance en Henri, c’était une certitude bien ancrée en elle. Elle continua de suivre le chemin qu’il lui avait conseillé. Elle déboucha dans une grande salle violette. Là, au milieu de la pièce se trouvaient trois chaises avec deux personnes assises et une libre. Qui sont-ils ? Ils se tournèrent vers elle comme un seul homme. L’homme avait environ la vingtaine, un visage plutôt juvénile. Quant à la femme, c’était une petite brune, avec quelques rondeurs et un regard malicieux.

— Nous t’attendions, lui dit l’homme en souriant.
— Qui êtes-vous ? demanda Elena.
La femme restée silencieuse fit signe à Elena de s’assoir sur la chaise. Ce qu’elle fit, mais pas de bonne grâce. Elle s’impatienta de ne pas avoir eu une explication.
— Pouvez-vous me répondre s’il vous plaît.
Les deux êtres en face d’elle se regardèrent d’un air entendu. Ils avaient quelque chose de très surnaturel. Devait-elle se méfier ?
— Je me nomme Annahiel et voici mon frère Ezéquiel, nous sommes les anges du passage.
Et voilà encore un truc de plus à digérer ! Ils sont sérieux ! Quand est-ce que cela va s’arrêter ! Les deux anges se mirent à rire. C’était un son mélodieux presque cristallin qui parvint à ses oreilles.
— Pourquoi rigolez-vous ?
— Nous percevons tout, lui dit Annahiel. Nous entendons tout ce qui te passe par la tête, mais ne t’inquiète pas cela devient vite une habitude. Pour répondre à ta prochaine question, nous sommes les accompagnants nous allons t’assister dans ta tâche.
— Nous allons t’aider à rendre cela plus facile et moins épuisant pour toi, dit Ezéquiel.
— OK et que dois-je faire ?

Les anges se levèrent en un seul mouvement, puis empruntèrent un passage très lumineux qui venait de s’ouvrir juste devant eux.
— Suis-nous Elena, il est temps que ta formation commence ! décréta Annahiel.
Elena ne savait plus trop quoi penser. Elle était un peu perdue, pourtant elle comprenait que malgré tout, son destin était désormais à portée de main.



Les silhouettes des anges disparurent dans la lumière. Elena hésita une seconde avant de franchir le pas. Elle ferma les yeux, éblouie et prise d’un mal de tête paralysant, puis elle sentit une main posée sur son épaule.
« Elena. »
Elle cligna des yeux. La lumière faiblissait peu à peu, mais sa vue était trouble.
« Elena. »
La voix, d’abord cristalline, devint sourde, vibrante. La jeune femme tressaillit, son cœur s’emballa, elle ouvrit grand les yeux…
« Depuis le temps que je t’attends. »
Et hoqueta à la vue des cheveux en bataille et des prunelles vertes.
« Victor » murmura-t-elle, stupéfaite.
Mais l’impatience qu’elle avait de le retrouver se mua en terreur. Ce sourire n’avait rien de celui qu’elle connaissait, et ce regard se teintait de noir et de lumière, comme si le mal s’y était implanté.
Annahiel et Ezéquiel refirent surface à ses côtés.
« Alors, tu n’embrasses pas ton frère ? »
Sur ces mots, Victor la prit entre ses bras.
« Tu… »
Elle déglutit.
« Tu ne m’en veux pas ? »
Elena fut incapable de lui rendre son étreinte, comme si elle attendait qu’il lui dise « non » avant de lui manifester son amour. Puis elle sentit le visage de Victor s’approcher du sien, et ses mains s’emparer de sa nuque.
« Qu’est-ce que… »
D’un seul coup, la silhouette de son frère se mit à miroiter. Elle tenta de s’en dégager, mais en fut incapable. La seule chose qu’elle entendit avant de se mettre à crier fut la voix cristalline des anges puis leurs rires carnassiers.

— Gnn…Pourquoi ? gémit-elle.
Les yeux de son frère s’embrasèrent. Inondé par la rage, il balança Elena contre la roche.
— Je suis mort espèce de garce. Je suis MORT !
Tandis que la jeune femme reprenait son souffle en essuyant ses larmes, Victor s’approchait en souriant. Derrière lui, les deux anges déchus ricanaient.
— Rien de cassé ? lui demanda son obscur frère.
Elena fixa Victor avec des yeux emplis de crainte, elle eut toutefois assez de courage pour repousser son avance.
— Écoute-moi bien, aussi saugrenue que cela puisse sembler, je te pardonne, déclara-t-il. Après tout, tu étais jeune lorsque j’ai brûlé dans ton monde. Te souviens-tu de l’accident ? Je n’ai jamais compris comment tu as eu le cran de t’échapper alors que nous étions dans la voiture.
Des images inondèrent son esprit. Un terrible carambolage, ses parents inconscients, son frère hurlant, les flammes remontant le long de l’habitacle.
— Je suis désolé ! hurla-t-elle en larmes.
— Tu nous as laissés crever ! Tu nous as regardés cramer ! s’époumona Victor, son visage désormais rouge comme l’enfer.
Derrière lui, les deux anges avaient l’apparence de leurs parents. Ils la tourmentaient, la maudissaient de leurs sourires carnassiers.
Quand elle posa un nouveau regard sur Victor, le peu de souffle qui lui restait se brisa.
Il avait désormais l’apparence de leur oncle.
— Les morts restent morts sœurette, tu pensais vraiment revoir ton cher tonton ?
Elle comprit, tout depuis le début n’était qu’un piège pour l’entraîner ici.
— Mais moi je suis devenu autre chose, continua son frère, j’ai embrassé le feu des enfers pour revenir.
Après ses mots, il changea d’apparence et se transforma en une ravissante blonde. Elena dévisagea son double sans avoir la moindre force. Elle s’évanouit.
— Faites en ce que bon vous semblera, lâcha-t-il aux démons.
Alors qu’ils se ruèrent sur la jeune femme, son maléfique frère remonta dans le monde des vivants aussi facilement que s’il empruntait un ascenseur. Lorsqu’il croisa Vixen, une lueur illumina ses yeux à la vue de la dragonne.
— Brûle ce monde !

Malgré l’apparence et la voix d’Elena, Vixen, la vieille dragonne, ne se laissait pas tromper par Victor. Elle avait suivi Elena à la demande de Maxime, qui tenait beaucoup à la jolie femme et elle était prête à tout pour soutenir sa protégée face aux forces du mal. La tâche était délicate, car l’objectif de ce voyage était bel et bien qu’Elena trouve la force à l’intérieur d’elle-même de se défaire de ses démons. Des démons qui, depuis ce terrible accident, l’avaient accompagnée pendant toute sa jeunesse. Lors de son vivant, son oncle Henri avait toujours veillé sur elle. Mais voyant sa mort approcher, celui-ci avait, avec l’aide de Maxime, concocté un plan pour libérer Elena une fois pour toutes de ses angoisses. La décision n’avait pas été prise à la légère, car les deux hommes connaissaient les dangers d’une telle excursion aux enfers. Ils avaient conscience que lors d’une confrontation avec Victor, Elena risquait d’y laisser sa vie.

Devant le choix de suivre Victor dans le monde des vivants ou de voler à l’aide d’Elena, Vixen n’hésita pas une seconde. En trois grands coups d’aile, elle avait rejoint le corps de la jeune femme, que les deux démons étaient en train de vider de ses dernières gouttes de vie.
Voyant la formidable silhouette de la dragonne s’approcher, le feu dans les yeux, les flammes dans les narines, les démons abandonnèrent immédiatement leur proie, tout en poussant de pathétiques gémissements.
Vixen secoua la tête, décidément l’enfer était de plus en plus peuplé de lâches. D’un coup de sa langue rugueuse, elle essaya de ranimer Elena. Mais la jeune femme ne bougea point. Fermant les yeux, Vixen chercha à entrer en contact avec son esprit.
– Elena, reviens à toi ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Victor s’est échappé – il faut vite avertir Maxime et tu es la seule à pouvoir le faire.

 



Perdue dans une brume épaisse, la jeune femme vit une lueur orangée au loin. Chaude et avenante, elle savait qu’il s’agissait de la porte de sortie. Déterminée à s’en sortir, elle s’élança d’une foulée rapide. Le cœur battant à tout rompre, elle finit par arriver face à la flamme virevoltant chaleureusement dans ce décor chaotique. Alors qu’elle semblait si sûre d’elle cinq minutes plus tôt, elle hésita avant d’y plonger sa main. Pourtant, le feu ne la brûla pas. La voix de Vixen lui parvint, claire, mais inquiète.
— Elena, nous ne pouvons plus attendre !
Victor… songea-t-elle. Elle le savait, le moment était venu. La confrontation qu’elle s’imaginait était loin de la réalité, bien plus douce et paisible. Là, son défunt frère allait semer le chaos dans le monde des vivants. Elle ne pouvait tout bonnement pas le laisser faire.
C’est alors que la brume ambiante se mit à tournoyer autour d’elle, de plus en plus vite, jusqu’à former une tornade interminable. La masse venteuse se rapprocha d’elle jusqu’à l’effleurer avec une douceur surprenante, puis se mêla à son corps comme si c’était une chose naturelle. Elena sentit en elle une énergie nouvelle. Ses cheveux s’allongèrent et brillèrent d’un blanc éclatant. Ses vêtements se mirent à scintiller d’une lueur divine pour se transformer en une armure d’ivoire, galbant son corps à la perfection. Dans sa main droite se trouvait une lance fine, élancée et aussi étincelante que sa nouvelle tenue. De longues ailes d’albâtre se déplièrent dans son dos, donnant à la jeune femme une allure de déesse.
— Ah, je vois que le plan d’Henri et Maxime a réussi. Elena Rosenberg, Gardienne des clefs, Archange protecteur, tu es enfin réveillée.
Perdue dans la contemplation de sa tenue, Elena ne s’était pas rendu compte qu’elle avait retrouvé connaissance. Elle releva la tête en direction de la dragonne, se rappelant des événements récents.
— Nous devons prévenir Maxime, dit-elle à Vixen.
— Voilà des paroles censées, celles que l’on entend habituellement de la part de l’un des trois Archanges.
Elena et Vixen se mirent en route pour retrouver Maxime. Elles quittèrent les tréfonds des enfers, rejoignirent la forêt, passèrent les portails en sens inverse avant de rejoindre la salle de réunion. Tous les regards se braquèrent sur elles. Ses yeux se posèrent sur la silhouette de Maxime, figée par la surprise.
— Elena ?
— Nous n’avons pas une seconde à perdre. Victor est parti dans le monde des vivants sous mon apparence pour y faire régner l’anarchie. Nous devons l’en empêcher et j’ai besoin de ton aide.
— Allons-y, dit-il sans hésiter.
— Ne partez pas sans moi voyons, lança une voix masculine qu’Elena reconnu immédiatement.
Elle se retourna et dévisagea Calion, aussi charismatique que lors de leur première entrevue, mais bien plus imposant cette fois. Des ailes blanches et or se déployèrent dans son dos avant qu’il ne prenne son envol.
— Deux Archanges valent mieux qu’une. En tant qu’Archange guerrier, je serais ravi de me confronter à Victor, dit-il en se posant à leurs côtés.

 



Elena ressentait une nouvelle vigueur. Elle n’avait jusque-là jamais pris conscience que son frère avait passé sa vie à lui dicter ses actes. Même mort, elle continuait d’aspirer à le retrouver. Un frissonnement lui échappa, que se serait-il déroulé si Vixen n’était pas intervenu ? Sentir qu’elle n’était plus seule aux côtés de Maxime et Calion lui redonna du courage. Ils marchèrent à toute vitesse vers la porte blanche des MAGICS.
— Où est-il allé ? demanda Maxime.
— Je crois que cette jeune fille le sait, déclara une voix.
Elena se tourna et découvrit Estrid, les lèvres pincées dans un drôle de sourire qui détonnait sur son visage si strict.
— Le Ministère a toujours désapprouvé les actes désinvoltes d’Henri, mais force est de constater qu’il avait une fois de plus raison, poursuivit-elle en lorgnant les ailes d’Elena. Je compte sur vous Calion pour veiller sur notre nouvel Archange qui s’avère prometteur.
— Bien sûr, madame, répondit-il d’un air amusé. Vous savez personnellement que je traite la gent féminine à sa juste valeur !
Estrid grommela quelques mots indignés, mais ses rougeurs sur ses joues démontraient qu’elle n’était pas aussi froide qu’elle voulait bien le laisser paraître. Elena la salua d’un geste de la tête et se précipita sur le nuage qui les avait accueillis. Ils avaient assez tardé. Vixen souffla des naseaux, baissant son cou pour qu’Elena grimpe sur ses écailles. Si peu de temps s’était passé entre son arrivée ici et son départ, pourtant sa vie avait pris un tournant qu’elle n’aurait jamais imaginé la veille. Personne ne bougea jusqu’à ce qu’Elena comprenne que c’était à elle de donner la direction.
— Victor ne peut être allé qu’à un seul endroit… Celui où il aura le plus souffert de son vivant.
Calion déplia ses ailes tandis que Maxime soufflait quelques mots à ses pieds. Elena tendit le doigt vers l’ouest, mû par une conviction absolue.
— L’école.

 

— L’école ? Mais qu’est-ce que…
— Nous n’avons plus le temps de bavarder Max, je t’expliquerai une fois sur place.
À ces mots, Elena s’agrippa à Vixen et lui murmura calmement : « Conduis-nous là-bas et protège-nous. J’ai confiance en toi ». La blonde ressentait quelque chose de tout nouveau. Depuis la découverte de sa véritable identité, elle n’avait cessé de songer que tout cela n’était qu’un mauvais rêve et que bientôt, elle allait se réveiller dans son petit appartement londonien pour reprendre le cours de sa vie. Mais pour la première fois à cet instant, elle se sentait si vivante qu’elle ne pouvait plus douter de la véracité de ses aventures.
Avant de s’élancer dans les airs, Elena lança un dernier regard à Max. Son ventre se noua. « Et si nous ne survivions pas, s’il lui arrivait quelque chose… ? » elle stoppa le court de sa pensée pour se concentrer sur sa mission présente : certes, elle sentait que ses sentiments pour lui étaient en train d’évoluer, mais le temps était mal choisi pour être fleur bleue.
Tous se mirent en chemin, guidés par le duo angélique. Lorsque leurs pieds foulèrent enfin le sol, Elena s’arrêta soudainement.
— Avant de vous entraîner dans cette bataille qui devrait être mienne, je vous dois une explication, leur dit-elle.
Elle leur tourna le dos, et contempla le bâtiment qui se dressait devant eux. Une vague de souvenirs la submergea, elle entreprit de les chasser. Tout avait commencé ici. Le chantage, les humiliations, puis ce pari. Ce maudit pari qu’ils n’auraient jamais dû faire et qui les a conduits au drame. Comment pourrait-elle se pardonner de n’avoir rien tenté pour stopper cette tragédie ?
— Mon frère, Victor, n’a pas toujours été l’être abject qu’il est aujourd’hui. Et tout cela, c’est en partie ma faute. Avant de le pourchasser, je dois vous expliquer qui il est réellement, et pourquoi j’essaierais sans cesse de le détourner des enfers. Je lui dois bien ça, à vrai dire je lui dois la vie.

 

Maxime regarda le bâtiment qui se dressait devant eux et fronça les sourcils.
— Je me trompe peut-être, mais cet endroit ne ressemble en rien à une école, fit-il observer.
— Victor et moi lui avons donné ce nom pour tromper la vigilance de nos parents, avoua Elena.
Elle expliqua aux deux hommes qui l’accompagnaient que son frère et elle avaient une passion
pour le théâtre. Ils avaient monté une petite troupe qui se retrouvait ici à « l’école » pour écrire leurs
pièces et répéter en espérant se produire un jour. La jeune femme afficha un pauvre sourire en
songeant à la mise en scène de Victor un peu plus tôt, à son double-jeu et à ce rôle démon vengeur
qu’il avait si bien endossé en la laissant pour morte. À l’époque pourtant, malgré ses efforts, il
manquait cruellement de talent, comparé à sœur. Les autres membres de leur groupe secret se
moquaient souvent de lui et de ses piètres performances, le pressant sans cesse de se trouver une
autre occupation.
— Un jour, par pure bêtise, j’avais parié qu’il serait incapable de jouer devant les parents, narra la
jeune Gardienne. Bien évidemment, il a poussé les choses plus loin, en disant qu’il n’avait pas peur et
qu’il allait même leur montrer l’école.
Monsieur et Madame Rosenberg, abasourdis, avaient, ce soir-là, regardé leur fils tenter avec
maladresse de jouer le Dieu des Enfers. Un rôle de composition quand on y songeait. Au retour, Victor
conduisait et en était venu à se disputer avec ses parents qui, avec maladresse, avaient fait part de
leur ressenti sur ses talents d’acteur. Puis brusquement, dévoré par la colère, il avait quitté la route
des yeux une fraction de seconde et le drame s’était produit. Au ralenti, Elena revivait la violence de
l’impact, les tonneaux du véhicule,son frère prisonnier de la tôle, ses parents couverts de sang les yeux
grands ouverts et sans vie. Vixen frotta tendrement son museau contre son épaule pour apaiser le
cœur de sa maîtresse. Miraculeusement, la jeune femme était consciente quand la voiture s’était
immobilisée. Victor l’avait alors poussée à sortir avec toute la force qui lui restait. La fumée était
devenue de plus en plus abondante et son frère avait hurlé jusqu’à ce qu’elle s’échappe.
— Il m’a sauvée et je n’ai pas pu l’aider. J’étais tétanisée, expliqua-t-elle en serrant les poings.
Aujourd’hui, j’ai l’occasion d’éteindre le feu et je veux la saisir, affirma-t-elle avec détermination.
Une bourrasque fit alors voler sa chevelure blanche autour de sa tête tel un halo.
— Cette lumière bleue là-haut ne me dit rien qui vaille, nota alors Calion en pointant du doigt une
fenêtre au quatrième étage du bâtiment.

 

Elena et ses compagnons entrèrent dans l’imposante bâtisse victorienne. L’intérieur n’avait pas changé, toujours aussi magnifique avec les boiseries travaillées et l’escalier principal en bois brut.
La jeune femme appréhendait ce qui mijotait son frère. Il ne possédait pas de grands talents de comédien en revanche, il était doté d’un sens de la mise en scène aiguisé. Des feuilles étaient disposées à la façon d’un parcours fléché sur les marches en bois recouvertes d’une moquette vert sapin.
—Vous êtes prêts ?
— Bien sûr, comme toujours, ajouta Calion

Ils montèrent les marches d’un pas silencieux quand…

Ah ah ah ah, tu n’es pas venue seule ! Aurais-tu peur soeurette ?
Oh, mais je sens une présence familière…

Sans doute possible, c’était Victor qui jouait avec eux comme un chat avec une souris.

Par ici… ah ah ah

— Il commence à m’agacer ! S’impatienta Calion.

Vous êtes bouillants !

Dans le coin du palier au premier étage, il était adossé contre la porte, affichant un sourire démoniaque.
Un trait de lumière bleue jaillit de ses mains et encercla Calion, l’emprisonnant dans une douleur atroce. Pétrifiée Elena n’osait faire un geste. Une part d’elle brûlait de colère contre lui, tandis que l’autre ne voulait qu’une chose : le serrer dans ses bras.
— Pourquoi faire ça ?
— Demande à Maxime ! Hein cher ami.
— C’est quoi cette blague encore ? s’indigna sa soeur.
Calion observa Maxime médusé.
— Oh oh oh ! Mais elle n’est pas courant. Hum j’adore ! Allez brise-lui le coeur !
Maxime baissa les yeux comme un enfant prit en faute, inspira profondément et lâcha à contrecœur :
— Elena, Calion, vous ne savez pas tout à mon sujet. Je viens des enfers. Je ne connais que trop bien Victor. J’avais, et j’insiste sur le « j’avais », pour mission d’infiltrer le MAGICS pour le détruire et de vous tuer Henri et toi, Elena. Mais ton oncle a perçu ma noirceur. Au lieu de me renvoyer d’où j’étais venu, il me recueillit et me montra une autre voie, celle de la lumière, de la rédemption.
— Tu ne lui a pas tout dit, VAS Y CRACHE TOUT !
— NON ! Non jamais Vic.
— Alors c’est moi. Ton cher soupirant Ma…
— OK, je préfère que tu l’apprennes de moi. C’est ma faute si Henri est mort.
Elena s’écroula au sol. Un flot de larmes affluèrent sur ses joues et ses mains se mirent à trembler. Victor se délectait de cette scène magnifique à ses yeux.

Quant à Calion, faute d’attention sur lui, il s’était défait de ses liens.

 

Elena était à bout de souffle, mais trouva assez de force en elle pour se relever et affronter son frère. Elle s’approcha de lui, le fit basculer de tout son poids au sol, mais le pouvoir de son frère lui permettait  de léviter, il entraîna sa sœur à quelques mètres quand une nuée agitée de lumière se mit a danser autour d’eux. Calion s’était libéré, mais il ne pouvait atteindre Elena scotché par le souffle de ce sortilège.

– Je sais qui tu es Victor ! hurla Elena.
– Tu ne me tueras pas avec tes mots, je t’ai toujours aimé du plus profond de mon cœur , tu es Mon Frère ! Et nous nous sommes toujours fait une promesse ! Va chercher en toi je t’en supplie ! rappelle-toi ! Notre promesse ! À jamais Frère et sœur dans la vie au-delà de la mort toujours unis ! Victor ? Souviens-toi !

– Tais-toi !!! dit-il violemment.

La voix de Victor vacillait pour la première fois et son regard changea. Le feu qui brûlait en lui semblait s’être apaisé et elle avait réussi à le troubler.
Les yeux d’Elena se remplirent de larmes et l’une d’elles vint toucher le front de Victor pendant qu’ils virevoltaient. Une gigantesque tornade de feu les entoura en les faisaient tournoyer de plus belle. Calion ne pouvait toujours pas se dégager de cette puissante rafale, les dents serrées il essayait de toutes ses forces alors que le souffle remplissait la pièce de plus belle.
Soudain la larme d’Elena devint gigantesque et changea le feu en lumière de plus en plus blanche qui finit par nimber Elena et Victor toujours en suspension. Le vent se fit plus doux et de doux tintements vinrent accompagner ce halo chatoyant .

– Elena ! dit Victor !
– Je …  Je suis ton frère ! Oh ma sœur,  tu me libères de cette colère dans laquelle j’étais enchainé , je ne ressens plus la douleur ni tout ce mal en moi !

Elena le serra fort dans ses bras et en quelques secondes ils atterrirent sur le sol jonché de débris carbonisés, seuls quelques crépitements demeuraient, mais un silence vint enfin les envelopper. Elle prit son visage dans ses mains et savait qu’en cet instant elle venait de sauver son frère.

 

Un calme assourdissant envahit l’espace. C’était un pouvoir que partageait la famille de génération en génération, le plus grand des pouvoirs : le Pardon. Henri l’avait enseigné à Elena de bien des façons et à son tour, la gardienne comprenait ce pouvoir et cette paix qu’elle apportait aux âmes. Elle prenait également conscience de l’importance de se pardonner à elle-même afin de pouvoir faire ce don à ceux qui en avaient besoin. Elle comptait  bien remplir son rôle. La lumière émanant d’elle s’apaisa petit à petit. Maxime s’approcha d’elle et lui tendit la main. Elle l’observa longuement puis sourit avant d’enrouler ses doigts fins autour de ceux de son partenaire. Calion épousseta son armure tandis que ces ailes disparaissaient dans un jet de lumière. L’archange protecteur ne pouvait lâcher la main de son frère ni celle de son ami. Elle ressentait leurs émotions et comprenait tout ce qu’ils avaient vécu.

– Je suis désolé, je t’aime petite sœur. Ramène-moi à la maison auprès de nos parents, soupira Victor .
– Oui … Murmura-t-elle d’une voix enrouée.
– Minute papillon ! Nous avons quelques questions pour ces jeunes hommes avant de les renvoyer d’où ils viennent ! intervint Calion.
– Les renvoyer ?  Elena regarda la personne qui était avec elle dans cette aventure depuis le commencement. 

Vais-je continuer à perdre les gens que j’aime dans cette mission ? pensa-t-elle.  

– Pourquoi ? demanda-t-elle en fixant Calion.
– Ce sont nos lois. Déclara celui-ci.
– Il était sous votre nez durant tout ce temps et seul le gardien l’a découvert s’il ne vous a rien dit ce n’est pas sans raison. Sa mission ici n’est pas finie. Il reste. ! insista Elena.
– À peine arrivée et tu commences déjà à comprendre les rouages !  Impressionnant. Ajouta l’archange d’un ton glacial.
– Merci ange guerrier. Répondit-elle avec ironie.
Calion la déshabilla longuement du regard. Elle avait du potentiel et irait loin, bien plus loin que ce que pensait Henri. Quoique, connaissant ce vieux magicien, il avait sûrement une longueur d’avance sur tout ceci.
– Tu sais ce qui te reste à faire ? Questionna l’archange.
– Oui.

Elena fit jaillir une boule de lumière dans sa main, le livre et la clef s’y matérialisèrent.

 

Elena manipula le livre de façon à pouvoir à nouveau y emboiter la clef. Instinctivement, elle étendit son don afin que tous ceux qui l’accompagnaient la suivent à destination. Elle ne les emmena pas sur le chemin inversé, non, mais au MAGICS.
Comme lorsqu’elle y était venue la première fois, Estrid les attendait avant la porte. Cette fois, cependant, ses lèvres n’étaient plus pincées par la désapprobation. La jeune femme poussa Maxime et Victor devant elle sans même s’arrêter pour la saluer, tête haute. Elle ne doutait pas qu’Estrid allait lui donner du fil à retordre dans cette histoire. À la réflexion, elle n’aurait jamais dû ramener Maxime dans cet endroit. Quelle idiote ! songea-t-elle, à deux doigts d’user de nouveau de son pouvoir pour les matérialiser ailleurs.
Derrière elle, Elena entendit la voix stridente d’Estrid s’élever. Calion lui répondit sur un ton plus calme.
– Maxime, tu connais les lieux, emmène-nous dans une salle privée. Chuchota Elena.
Le jeune homme hocha ostensiblement la tête et tous les trois accélérèrent le rythme. Le rire de Calion monta derrière eux tandis que des petits pas précipités indiquaient qu’Estrid se lançait à leur poursuite.

Par bonheur, ils atteignirent rapidement une pièce ressemblant à un bureau. À bout de souffle, Elena tourna la clef dans la serrure dès qu’ils furent entrés. Estrid tambourina un moment, puis des éclats de voix suggérèrent une dispute. Après une minute de silence, Calion se matérialisa près d’eux, les faisant tous les trois sursauter.
– Bon allez, les garçons, crachez le morceau à présent !
Les paroles de Calion roulèrent tel le tonnerre. Il avait pris leur parti, mais ne comptait pas non plus se laisser flouer. Ce fut Victor qui commença le récit, il avait moins à perdre que Maxime dans l’histoire. Lorsqu’il était arrivé sur le chemin inversé, des années plus tôt, il n’avait pas fait le bon choix, suivant une créature qui s’était présentée comme un guide. Lentement mais surement, le démon avait empoisonné son âme en le montant contre sa sœur. Alors, il était tombé sous l’emprise de celle qui dirigeait le MAI — le Ministère des Affaires Infernales, le pendant démoniaque du MAGICS.
Elle lui avait promis qu’il pourrait se venger de sa sœur et retourner dans le monde des vivants s’il l’aidait à détruire le MAGICS qui bloquait la voie aux démons. Maxime avait été son formateur. Celui-ci avait pour mission de surveiller Elena et Henri, à l’époque déjà. Pourtant, plus il les observait, moins il avait envie de leur faire du mal. Elena rayonnait de vie, d’une lumière qui le fascinait. Alors, lorsqu’on l’avait envoyé se débarrasser d’eux, il n’avait pas pu. Côtoyer Henri lui avait fait comprendre qu’il était du mauvais côté. Il était passé aux aveux. L’oncle d’Elena l’avait aidé à se protéger de son ancienne patronne. La démone n’avait pas réussi à le rappeler aux Enfers, mais elle avait fini par avoir Henri.
À la fin du récit, Calion hocha la tête. Rien de tout cela ne le surprenait.
– Le moment est venu Elena, souffla Calion d’une voix douce, cette fois, en posant la main sur son épaule.

La jeune archange acquiesça. La gorge nouée, elle s’approcha de son frère et l’étreignit. Elle ferma ses paupières emplies de larmes et s’abandonna tout entière à son pouvoir. Une lumière aveuglante força les occupants de la pièce à clore les yeux. Quand ils les rouvrirent, Victor avait disparu. Elena, à genoux, sanglotait. Elle perdait son frère pour la seconde fois.

– Partez maintenant, Maxime et toi. Faites-vous discrets quelques semaines, le temps que j’apaise Estrid.

Il leur adressa un clin d’œil. Maxime releva Elena. Elle lui fit un sourire timide puis les enveloppa tous les deux de ses magnifiques ailes immaculées. Quelques secondes plus tard, ils étaient au milieu de la librairie des neuf royaumes. Les ailes d’Elena avaient disparu. Pour un peu, si ce n’était les bras de Maxime qui la gardaient prisonnière contre lui et cette lumineuse énergie qu’elle sentait palpiter dans toutes ses cellules, elle aurait pu croire que tout ceci n’avait été qu’un rêve.

 

Les participant.e.s